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LA SALLE DE BAIN DE MADAME PRENET
partie 1

lien vers la partie 2


« Ding dong… » C'est le son que font les sonnettes des appartements dans les films américains des années 80. Les couloirs et les cages d'escalier étaient généralement de couleur claire et les portes marron du genre faux bois. La serrure principale souvent argentée et le verrou du dessus doré. D'ailleurs c'est un peu pareil en France. Les portes des appartements en mélaminé imitation bois, la serrure principale chromée, le verrou du dessus couleur or. J'aime bien me remémorer ce genre d'images. Cela me fait penser à de vieux films, ou aux vacances de mon enfance dans un immeuble de la côte méditerranéenne.

C'est quand j'entends ce fameux « ding dong... » une seconde fois que je réalise que c'est à ma propre porte que l'on sonne. Nous sommes mardi, il est 18h49, je me demande bien qui cela peut être. Ma vie étant d'une originalité et d'une intensité des plus enviables, je n'ai pas l'habitude que l'on vienne sonner chez moi à cette heure. Ou à n'importe quelle heure d'ailleurs. Je me demande même si ce n'est pas la première fois que j'entends le son de cette sonnette après cinq années de résidence dans cet appartement.

Le quartier est calme, même si Maillant-sur-Laseille est une préfecture, cela reste une ville de taille moyenne. Je me lève à 6h30, je rejoins à pied chaque matin un cabinet dentaire vers 8h00 dans lequel je travaille jusqu'à 17h00. Je m'arrête au retour faire quelques courses à la superette du quartier, puis rentre chez moi. Assistant administratif pour ce dentiste depuis trois ans et demi, je passe mes journées à répondre au téléphone, traiter des dossiers, envoyer des mails, et accessoirement regarder par la fenêtre. Mon patron est à deux ans de la retraite, il n'a presque plus de clients car je crois qu'il est mauvais, mais je m'en fous, je suis tranquille.

Le cabinet est situé au premier étage d'un immeuble assez ancien en plein cœur de la ville. Juste au-dessus d'un carrefour assez fréquenté. Je passe une bonne partie de ma journée à regarder les terrasses de café se remplir puis se vider, les vélos griller les feux rouges, les enfants se faire disputer parce qu'ils ne font pas attention à la couleur du petit piéton sur le feu, les amants se passer discrètement la main dans le dos en sortant d'un restaurant, ordinateur sous le bras, prétextant un repas d'affaires, les vendeuses de fringues qui sortent fumer une cigarette sur le trottoir, et j'en passe… Ce centre-ville bouillonne, à son échelle bien sûr, et c'est pour moi une source d'évasion délicieuse.

D'ailleurs en parlant de délice, je crois que la serveuse du Croissant Délicieux m'a repéré. Vous voyez les boulangeries / croissanteries à même les trottoirs qui servent aussi du café, il y en a une quasiment en face de la fenêtre de mon bureau. Je ne sais pas si elle m'a repéré parce qu'elle me trouve bel homme, ou juste parce qu'elle se dit que je suis un gros flemmard payé à rien faire hormis regarder par la fenêtre et qu'elle me piquerait bien mon travail. Il faudrait que j'aille lui acheter un café de temps en temps. Peut-être même que l'on pourrait créer des liens ? je suis persuadé qu'elle a le même âge que moi, la quarantaine, et si ça se trouve elle n'a pas de mec. La femme de ma vie bosse sous ma fenêtre et je ne connais même pas son prénom… C'est fou ça !

Bref, je referme mon tube de colle, pose ma pince de précision sur la table et file ouvrir cette porte derrière laquelle un ou une inconnue vient de sonner pour la troisième fois.

« Bonjour Madame Prenet ! Comment allez-vous ? » Madame Prenet est une petite mamie qui vit seule au rez-de-chaussée.

« Bonjour Jérémy ! Je vais très bien je vous remercie, et vous ? »

Je vous fais grâce des mondanités habituelles que vous connaissez tous. C'est la première fois que je rencontre Madame Prenet ailleurs que dans le hall d'entrée de l'immeuble. J'ai d'ailleurs cru que c'était la concierge pendant de longs mois, avant d'entendre au détour d'une discussion qui ne m'était pas destinée qu'il n'y avait pas de concierge dans cet immeuble et que Madame Prenet en était la plus ancienne résidente. A cet instant je me demande bien ce que cette dame vient faire chez moi.

Madame Prenet est petite, elle était probablement un poil plus grande jeune adulte mais le poids des années l'a faite rétrécir. Sans tomber dans l'extravagance ou l'exagération de maquillage et de parfum, elle est plutôt élégante. Toujours bien coiffée et bien habillée, polie, souriante, une mamie voisine idéale. Je dis ça, mais à part des salutations et des sourires, je n'ai jamais parlé avec elle. Si l'on se base sur les préjugés classiques, je l'imagine dans un appartement soigneusement rangé, propre, quelques photos de famille sur le buffet, une vieille bibliothèque remplie de livres mais aussi de quelques bibelots anciens. Une cuisine dans laquelle elle prépare de vrais plats, une télé allumée en journée, et quelques magazines posés sur le canapé et la table de séjour. J'avoue, c'est très cliché.

« Jérémy, la lumière de ma salle de bain ne fonctionne plus, l'immeuble est vide à part vous, et je ne me sens pas capable de changer l'ampoule. Auriez-vous un peu de temps pour venir m'aider s'il vous plait ? Je dois avoir des ampoules d'avance dans mon buffet. »

Je réponds bien évidemment de manière positive à Madame Prenet.

« Laissez-moi juste le temps de ranger deux ou trois choses, je ferme mon appartement et je vous retrouve chez vous dans deux minutes. »

Même si j’aurais aimé que, par magie, la reine du café-croissant soit la personne derrière ma porte, le doigt posé sur la sonnette, je suis assez content de pouvoir me rendre utile et d’aller dépanner Madame Prenet. Ma vie sociale étant aussi plate qu'une sole, changer une ampoule revient côté intensité sociale pour moi à illuminer la tour Eiffel.

Une fois ma porte fermée, me voilà donc en route vers le rez-de-chaussée. Je me fais la réflexion en me retournant que la porte de mon appartement n'est d'ailleurs pas de couleur bois mais plutôt d'un gris brillant. Bizarre, c'est la seule de l'immeuble de cette couleur. Mon propriétaire a dû la repeindre en même temps que le reste. Toutes les portes sont grises chez moi, même mes plinthes. Je descends les escalier quatre à quatre tel un adolescent en retard au lycée, réveillé depuis cinq minutes. J'adore descendre les marches deux par deux depuis enfant, même si parfois la chute me guette.

La porte de chez Madame Prenet est entrouverte.

« Entrez Jérémy ! Je vous ai servi un verre de limonade, vous aimez la limonade ? »

Son n'appartement n'a rien à voir avec ce que je m'étais imaginé. Moi qui voyais une atmosphère un peu rétro, j'étais à côté de la plaque. En quelques secondes, j'avais changé de monde, déco ultra moderne, couleurs tendances, mobilier branché, voire luxueux, je suis dans les pages centrales de Villas de rêve ou encore Tendances déco. J'apprends alors très vite que ses enfants travaillent dans le secteur du design et de la décoration intérieure. Le résultat est splendide. Tous les trois ans, son fils et sa fille viennent lui relooker son appartement à leurs frais. Magnifique. Je lui aurais bien demandé si sa fille était célibataire mais cela aurait été complètement stupide et déplacé.

« Je vous laisser aller dans la salle de bain Jérémy, j'ai déposé le carton avec les ampoules de rechange au milieu de la pièce, une boîte à outils que mon fils laisse toujours ici ainsi qu'un petit escabeau, si vous avez besoin de quoi que ce soit, appelez-moi. Par pitié n'ouvrez pas les placards, j'ai honte du désordre qu'il y règne. »

Je finis cette délicieuse limonade et file dans la salle de bain située au bout d'un couloir assez long desservant au moins trois chambres. Cet appartement est vraiment grand, tableaux aux murs, sculptures dans les angles des pièces, on est loin du buffet chiné chez Emmaüs. La salle de bain est du même acabit. Meubles design, douche à l'italienne dans laquelle on pourrait entrer à trois, j'hallucine totalement. Ça y est, je cible le luminaire défectueux. En tant que bricoleur du dimanche aguerri, je suis en confiance, loin de moi l'idée de m'électrocuter ou déclencher un incendie dans un lieu si délicat.

« N'ayez crainte Jérémy, l'interrupteur est en position éteinte, vous ne risquez rien ! » Me crie Madame Prenet.

Debout sur le petit escabeau, je dévisse le globe en verre dépoli situé au plafond pour accéder aux ampoules. Parfait, j'ai repéré ce modèle dans ses ampoules de rechange.

« Je suis au téléphone Jérémy, mon fils m'appelle ! »

« Pas de problème Madame Prenet, prenez votre temps. »

C'est rigolo ça, cet enchainement de « Prenet, prenez ». Bref, je dois quand même rester un minimum concentré pour ne pas faire n'importe quoi. Une fois la nouvelle ampoule mise en place, je revisse le globe puis me dirige vers les interrupteurs à l'entrée de la pièce. J'appuie sur le premier qui déclenche alors la VMC. Aussitôt j'appuie sur le second qui permet à la lumière de fonctionner. Magique ! Me voilà rassuré et satisfait d'avoir pu aider ma voisine.

C'est au moment de ranger un tournevis dans la boite à outils que je suis surpris par un petit objet qui n'a rien à faire dans une boite à outils. Une minuscule télécommande avec deux boutons, l'un représentant un cadenas ouvert, l'autre un cadenas fermé. Tel en enquêteur de quatorze ans égaré dans un grenier, les idées les plus farfelues me viennent en tête. Un coffre-fort, je suis persuadé que c'est un coffre-fort. Elle a très certainement la clé qui ouvre la seconde serrure dans sa poche. Quelle filoute cette Madame Prenet.

L'entendant au loin parler avec son fils au téléphone, je décide, non sans appréhension, d'appuyer sur le bouton qui a le cadenas ouvert. Si elle me fait une quelconque remarque, je pourrai toujours dire que j'ai dû forcer un peu pour fermer la boite à outils. Aussi stressé qu'un hérisson face à un blaireau, j'appuie. « Clac ! ». Le bruit vient de la salle de bain. Dans mon dos. Toujours à l'écoute de Madame Prenet afin de ne pas me faire surprendre, je me retourne et constate qu'une porte de placard s'est entrouverte. Merde ! Dans quel pétrin me suis-je fourré ? Trafic d'armes ? Trafic de drogue ? Prostitution ? Et mes empreintes qui sont désormais sur la télécommande. Quel stupide idiot je suis. De toute façon il est trop tard, il faut que je vois ce qu'il y a dans ce placard.

Sans un bruit je m'approche de la porte que j'ouvre tout doucement. Il est vide. Totalement vide. Il est vide mais assez profond. Le fameux Sherlock Holmes qui sommeille en moi me dit d'appuyer de nouveau sur le petit cadenas ouvert. Au point où j'en suis… Bingo ! Saperlipopette ! Le fond du placard s'ouvre lui aussi comme une porte et je sens un léger courant d'air frais arriver sur mon visage. Un tunnel ! C'est sûr ! Elle est reliée à une prison ou à une banque ! Cette Madame Prenet est incroyable ! Elle lit Couples de Stars et Tricot Magazine mais si ça se trouve, elle travaille à la DGSE. Je l'imagine en mode Nikita il y a 30 ans infiltrant la mafia russe sous une fausse identité avant d'être exfiltrée de nuit par hélicoptère pour une mission de cinq ans aux USA en tant que mère de famille et épouse d'un faux diplomate. Nikita Prenet… Et si elle ne m'avait pas servi de la limonade ? Et si j'allais mourir ce soir ?

« Jérémy ?! Jérémy ?! Vous vous en sortez ? Je vous ressers une limonade et je vous rejoins. »

Vite, j'appuie instinctivement sur le petit bouton au cadenas fermé. Le faux fond du meuble se referme instantanément. J'appuie une nouvelle fois, la porte du meuble se referme également de façon mécanisée. Je pose la télécommande dans la boîte à outils que je referme précipitamment. Je me redresse pour observer le globe afin de simuler une vérification des fixations.

« Tout est ok Madame Prenet, ça fonctionne ! »

C'est précisément à cet instant que ma nouvelle héroïne entra dans la pièce tranquillement et admirative.
« Félicitations Jérémy, vous êtes un voisin formidable ! Venez donc vous désaltérer un peu, vous êtes tout transpirant. »

Je ressens effectivement le typique picotement sur les tempes et les paupières, de la sueur un peu acide que génère un pic de stress. Le moment où la salive disparait de la bouche et où l'on a la sensation que la vision se trouble.

« Avec plaisir Madame Prenet ! Votre limonade est délicieuse. Je trinque rapidement avec vous et je vous laisse tranquille. Je me permets néanmoins de vous dire que votre appartement est magnifique et décoré avec goût. »

Après avoir parlé des stars en couple pendant une quinzaine de minutes, je salue Madame Prenet pour rejoindre la cage d'escalier de mon immeuble et accéder à mon deux-pièces. Inutile de dire qu'un milliard d'idées me traverse l'esprit lors de la montée des étages. Mais une seule me reste en tête quand j'arrive devant chez moi. Il va vite falloir que je trouve un prétexte pour aller explorer ce placard de salle de bain et découvrir ce que cache Madame Prenet, que j'appellerai désormais secrètement Nikita.




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