LA SALLE DE BAIN DE MADAME PRENET
partie 2
lien vers la partie 1
Quinze jours ! Voilà
maintenant un peu plus de deux semaines que j'ai découvert le placard sans fond
de la salle de bain de Madame Prenet. J'ai encore cette vision du début de tunnel
gravée dans ma mémoire et ce léger courant d'air venu m'effleurer le visage.
J'ai beau imaginer des dizaines de scénarios pour savoir ce qui se cache derrière
tout cela, rien ne me convainc pleinement pour l’instant.
Il va falloir que je me pose un peu et que je me concentre afin d’établir un
plan d'action pour tenter d'en savoir plus. Je pense que pour commencer, je
vais me procurer un plan cadastral de l'immeuble afin de voir si ce tunnel peut
déboucher dans un lieu ou un local intéressant. Madame Prenet n’est peut-être
pas un agent secret comme je l’ai imaginé au début. Et si une banque avait sa
salle des coffres sous l'immeuble ? Tout ça pourrait parfaitement correspondre
aux investissements faits dans l’appartement par ses enfants. J'imagine, une
à deux fois par an, son fils descendre aux coffres par ce tunnel en toute discrétion
pour faire son petit marché de billets de banque frais. Totalement improbable,
j’oublie cette idée.
Il y a aussi la possibilité d'une salle de travail clandestine !? Le personnel
y entre via une fausse porte située dans les caves des habitants de l'immeuble
et la marchandise ressort par la salle de bain. Tout cela me semble quand même
bien compliqué et trop visible, ça ne peut pas être ça.
« Jérémy ?! Jérémy ?! Vous m'avez sorti le dossier de Madame Lamotte ? »
Et mince, mon patron dentiste en pré-retraite qui me sort de mes pensées !
« Il arrive docteur, je suis en train de finir de l'imprimer. »
C'est fou ça, je n'ai même pas le temps d'établir mon plan de recherche sur
mon lieu de travail ! Lamentable ! Je plaisante, mais je me suis malheureusement
un peu habitué à ces journées de travail trop peu chargées.
Le front appuyé sur la grande vitre de mon bureau, me voilà reparti à laisser
mon esprit s'évader, les yeux posés sur la croissanterie d’en face. Depuis que
je connais le prénom de la serveuse, je rêvasse instantanément dès que je regarde
par la fenêtre. J’avoue que côté productivité, j’ai connu des périodes meilleures.
Lundi dernier, 7h30, un soleil matinal magnifique. C'est d'un pas sûr et déterminé
que j'avance vers la croissanterie, bien décidé à faire connaissance avec la
serveuse. Nos regards se croisant de plus en plus souvent au travers de la fenêtre
de mon bureau, je suis convaincu qu'il se passe quelque chose. A cette heure-ci
il n'y a pas encore beaucoup de monde en ville, le moment idéal pour lui demander
son prénom, voire même échanger un peu.
50 mètres, 20 mètres, 5 mètres, j'inspire une grande quantité d'air frais et
je me lance !
« Bonjour, je... » Mince ! ce n’est pas elle !
« Bonjour monsieur ! Mais je vous reconnais !? Vous êtes la personne qui travaille
en face dans les bureaux d'en haut !? Séverine va être déçue de ne pas avoir
été là quand je vais lui dire que vous êtes passé à la croissanterie ! Qu’est-ce
que je vous sers ?»
Partagé entre la satisfaction de pouvoir désormais mettre un prénom sur un visage
et la déception de ne pas l’avoir vue directement, je me retrouve à bafouiller
tel un pré-ado à son premier rendez-vous galant.
« Je… euh… vais vous prendre un cappuccino et un croissant s’il vous plaît.
Et… Si vous pouvez saluer Séverine de ma part, pourquoi pas… Je m’appelle Jérémy…
Voilà… ».
Un peu désorienté, je me paye mon dû puis rejoins mon bureau. J’avoue que c’est
avec un sourire béat, le regard hagard et l’esprit rêveur ce matin-là, je bois
mon cappuccino et mange mon croissant que je trouve forcément délicieux.
J’ai avancé concernant Madame Prenet. J’ai passé deux ou trois demi-journées
aux archives départementales et à la mairie afin d’en savoir un peu sur l’historique
de mon immeuble, du quartier, et sur les boutiques installées à Maillant-sur-Laseille
depuis une centaine d’années. J’aime beaucoup l’atmosphère qui règne dans les
salles de lecture des archives. Le bruit des pages tournées, des stylos bille
ou des crayons de bois sont les seuls sons que l’on entend. Chacun est là pour
chercher son élément manquant, sa pépite d’or. Un ancêtre pour un généalogiste,
un plan cadastral pour un architecte, des articles de presse pour un journaliste.
Les étudiants côtoient les retraités ou les professionnels dans une ambiance
quasi monastique.
Aucun commerce autour de mon immeuble depuis toujours. Pas d’assurance, pas
de banque, pas d’atelier de travail, de garage automobile, ou une quelconque
manufacture. Mais un quartier qui n’était pas pour autant 100% résidentiel car
il existait un hôtel attenant à mon immeuble entre 1931 et 1982.
Cet hôtel, Le Quai Royal s’avérait même être un établissement très luxueux
autour de 1960-1970. De nombreuses stars du monde entier y séjournaient. Bon
nombre d’actrices, chanteurs ou personnalités politiques y ont été prises en
photo. Aujourd’hui transformé en immeuble d’habitation, je compte bien aller
l’observer d’un peu plus près afin de me rendre compte si je ne peux pas y découvrir
des éléments intéressants au rez-de-chaussée ou dans les sous-sols.
On est mardi, il est 18h30 et je quitte le cabinet. Pour une fois, j’ai eu une
grosse journée de travail. A peine le temps de croiser le regard de Séverine
par la fenêtre vers 10h du matin. A vrai dire, je dis Séverine comme si l’on
se connaissait déjà bien, mais à ce jour, nous ne nous sommes toujours pas parlé.
Sujet au point mort.
Dossiers sur dossiers, appels téléphoniques incessants, depuis que le Docteur
Garrot a trouvé un possible repreneur, j’ai parfois moins de temps pour moi…
J’espère que ce futur dentiste n’aura pas trop de clients.
Les dernières découvertes faites aux archives me font cogiter aujourd’hui. Et
si le passage trouvé dans le meuble de la salle bain de Madame Prenet datait
de l’époque de l’hôtel ?
Maillant est assez calme ce soir, je quitte le bureau avec l’idée de rentrer
tranquillement à pied. J’en profite pour passer par le parc le long des quais.
Espace d’une quiétude et d’une beauté hors du commun, la mairie a créé de toutes
pièces l’année dernière un parc asiatique magnifique dans lequel j’adore me
reposer. Petits plans d’eau entourés de bambous, rivières que l’on traverse
sur des pas japonais, architecture nippone, arbres exotiques, selon l’heure
de la journée et les saisons, les couleurs sont splendides. Apaisant et zen,
ce parc est un véritable lieu de décompression, l’endroit parfait pour méditer,
lire, réfléchir à un projet ou juste laisser son esprit s’évader.
Après une bonne demi-heure de marche, j’arrive enfin près de chez moi, mais
surtout devant l’immeuble attenant au mien, celui-là même qui fut un hôtel jadis.
J’ai de la chance ce soir, un vieux monsieur rentre chez lui au moment même
où j’arrive devant l’entrée. Je profite de sa présence pour rentrer dans l’immeuble
en l’aidant à ouvrir la porte. Entre son badge d’accès dans une main et son
sac de courses assez lourd dans l’autre, ce petit monsieur n’a bien évidemment
pas refusé mon aide.
Une fois passé le sas réservé aux boîtes aux lettres, je me retrouve dans un
vaste hall avec des miroirs d’un côté et deux ascenseurs de l’autre. J’imagine
que cette zone était à l’époque réservée à l’accueil des clients de l’hôtel.
L’appartement de Madame Prenet est situé sur la gauche, du côté des miroirs.
Aucune porte, aucun accès, même pas un escalier de secours.
Je décide de prendre l’ascenseur afin de voir s’il y a un accès au sous-sol.
Il y a peut-être des caves réservées aux résidents. L’ascenseur est cosy, voire
luxueux. Dorures anciennes et musique douce, j’appuie sur le bouton noté -1.
Une fois descendu et la porte de l’ascenseur ouverte, je découvre un espace
plutôt classique et identique à bon nombre d’immeubles. C’est propre, entretenu
et la lumière s’allume automatiquement. Un couloir dessert effectivement quelques
caves dont les numéros d’appartements sont inscrits sur les portes. Au bout
de ce couloir, une porte plus ancienne en acier, verrouillée par un énorme cadenas.
On peut lire sur un petit écriteau : « accès interdit ». Vu l’emplacement
de cette porte, c’est bien cette zone qui m’intéresse. Étant dans l’impossibilité
d’ouvrir ce cadenas, je décide de glisser une feuille blanche sous la porte
avec juste une croix au stylo bille dans un coin. L’idée étant de retrouver
cette feuille de l’autre côté de la porte, si j’arrive à me glisser dans le
passage chez Madame Prenet.
Il est 20h. Bière sans alcool et crackers, je sollicite mon vieil ordinateur
portable, branché mais toujours vaillant, afin de trouver des archives ou photos
de l’hôtel du Quai Royal de Maillant-sur-Laseille. Etonnamment, je me
retrouve sur pas mal de sites américains où acteurs et divers artistes prennent
la pause sur le perron autour des années 1960. Je sauvegarde quelques articles
et photos, assez peu convaincu de l’issue positive de ces recherches.
Le remplaçant du Docteur Garrot s’appelle Philippe Réteau. Dentiste d’une trentaine
d’années, il est très sympathique, semble compétent et a décidé de me garder
comme assistant administratif. Une bonne nouvelle pour moi car je n’avais pas
forcément envie de perdre mon travail. Cela fait maintenant deux semaines qu’il
officie seul au cabinet et tout se passe bien. Le petit apéritif de départ du
Docteur Garrot fut un moment fort convivial. Il va me manquer.
Hier matin j’ai osé proposer à Séverine d’aller boire un verre après le travail.
Elle a accepté. Cela fait plusieurs jours que l’on se dit bonjour et que l’on
échange quelques mots quand je passe à la croissanterie. J’ai la sensation que
le courant passe bien. J’abuse un peu des cappuccinos et des viennoiseries en
ce moment, mais c’est pour la bonne cause. La météo est clémente pour ce mois
d’Avril et la verrière du Café Millénium est idéale en fin de journée.
Blonde aux cheveux assez courts, Séverine est très souriante et semble toujours
de bonne humeur. Elle n’est pas très grande, porte souvent des jeans et se déplace
à vélo. Un peu stressé, je l’attends devant le café. Un verre de vin blanc chacun,
une petite planche de tapas, on fait connaissance à parler de nos vies, de nos
origines, de nos loisirs, de ce que nous fait vibrer ou encore de notre enfance.
Il y a bien longtemps que je n’ai pas passé un moment agréable comme celui-ci.
Nous échangeons nos numéros de téléphone dans l’idée de se revoir. Chouette
!
8h10, en semaine, je descends l’escalier de mon immeuble pour aller au cabinet,
quand je m’aperçois avant de sortir que la porte de l’appartement de Madame
Prenet est entrouverte.
« Jérémy ! Entrez ! Ne faites pas votre timide ! Vous avez bien le temps d’un
café !? »
Madame Prenet m’a vu passer. Je n’étais pas revenu chez elle depuis l’histoire
de cette ampoule à changer et de la découverte du placard sans fond.
« C’est toujours aussi beau chez vous ! Comment allez-vous ce matin ? »
Madame Prenet est adorable. Petit café corsé et palets bretons, une escale rapide
mais idéale avant d’aller travailler. Tout en bavardant de la météo et des potins
de Maillant, je ne peux m’empêcher de regarder partout à la recherche d’indices
ou d’éléments qui me permettrait d’en savoir plus sur ce tunnel. Je n’ose clairement
pas lui poser la question directement.
Un cadre est posé sur la bibliothèque. Une femme prend la pause devant une rivière.
Une nappe de pique-nique au premier plan donne l’atmosphère bucolique d’un dimanche
à la campagne.
« C’est vous Madame Prenet sur cette photo ? »
« Exactement ! c’était en 1962, à quelques kilomètres d’ici, au sud de Maillant.
La Laseille fait des boucles dans la plaine, et on y allait le dimanche entre
amis ou avec mes prétendants. »
Le reste de la bibliothèque est bien rempli mais une étagère en particulier
attire mon attention car elle semble réservée à une seule et même personne.
Biographies, plusieurs films et de nombreux beaux livres de photos sont dédiés
à Clint Eastwood. A ce moment je n’ose rien demander à Madame Prenet mais je
pense avoir une piste plutôt intéressante. Il est déjà 8h40 et je dois me dépêcher
de partir au travail.
Tout en traversant le parc, je cherche des informations sur mon téléphone et
bingo : Le Quai Royal était une des destinations préférées de Clint Eastwood
entre 1968 et 1972, il y est venu jusqu’à six fois par an. Incroyable. Et si
Madame Prenet n’était pas juste une fan de l’acteur ? Ma dernière étape approche,
je vais devoir lui demander.
12h20, sandwich complet thon dans une main et téléphone dans l’autre, je cherche
inlassablement des photos de Clint Eastwood en France entre 1960 et 1970. Confortablement
installé à l’ombre sur un banc public, je fais pour une fois abstraction totale
de mon environnement réel. Tel un adolescent entre deux cours, je scrolle et
passe d’une photo à une autre à une vitesse incroyable. C’est d’abord une, puis
deux, puis trois, et jusqu’à dix photos de Clint Eastwood à Maillant-sur-Laseille
que je découvre. La majeure partie des photos se situe sur le perron de l’hôtel
du Quai Royal mais quelques-unes sont sur les quais ou au restaurant.
Ça y est ! Je viens enfin de trouver ce que je cherchais ! Ce midi je n’ai pas
de fève dans mon cookie mais c’est un Paris-Match de 1968 qui récolte la couronne.
Interview et photos, le journal people a publié un article de 5 pages sur Clint
Eastwood lors d’un de ses séjours en France. Hôtel, restaurant, et, je vous
le donne en mille, pique-nique dans la campagne maillantaise avec ses amis locaux.
Madame Prenet est là, sur deux photos. Depuis que j’ai vu sa photo dans son
salon, je ne peux que clairement la reconnaître. Je finis mon Ice-tea d’un trait
et rejoins mon bureau avec une seule idée en tête, retourner voir Madame Prenet
au plus vite.
Ce soir-là Madame Prenet m’attend à la porte et c’est bien la première fois.
« Entrez Jérémy, je vous offre l’apéritif ce soir ! » Me dit-elle en souriant.
C’est très surpris que je découvre rapidement que je ne suis pas le seul invité
de Madame Prenet aujourd’hui.
« Jérémy, je vous présente mon fils et ma fille dont je vous avais parlés quand
vous êtes venus changer mon luminaire de salle de bain. »
Madame Prenet prit le temps de refermer la porte de l’appartement silencieusement.
A cet instant je suis envahi d’un léger stress. Réunion de famille ? Embuscade
? Traquenard ? Où suis-je vraiment ce soir ? Mes toutes premières idées seraient-elles
les bonnes ? Et si Madame Prenet était réellement un agent secret ? Et si j’en
savais trop ?
« Jérémy, mes enfants et moi, avons à vous parler. Nous avons découvert que
vous avez ouvert le passage secret de la salle bain car vous avez laissé des
marques. »
Tout en parlant, Madame Prenet sert quatre verres de vin blanc et dépose des
olives vertes sur la table. Son fils et sa fille restent silencieux. Mon angoisse
est très certainement perceptible à ce moment et je suis bien incapable de trouver
une signification au petit sourire de sa fille.
« Jérémy, vous savez, j’ai également observé vos visites dans l’immeuble d’à
côté et j’ai bien remarqué vos regards insistants dans ma bibliothèque ce matin.
Trinquons tous les quatre, ce que nous allons vous annoncer mérite bien une
bonne gorgée de ce délicieux vin au préalable. »
Tétanisé, j’arrive à peine à en avaler quelques gouttes. C’est alors que le
fils de Madame Prenet prend la parole, lui aussi avec le sourire.
« Jérémy, vous devriez devenir enquêteur ! Ce que l’on va vous annoncer doit
rester secret à tout jamais. Comme vous l’avez peut-être imaginé sans vraiment
y croire, notre mère et Monsieur Eastwood se sont aimés pendant des années et
ma sœur et moi en sommes les héritiers secrets. Clint est venu rejoindre ma
mère dans cet appartement des journées et des nuits entières en toute discrétion
grâce à ce fameux tunnel entre la lingerie de l’hôtel et notre salle de bain.
Cela n’a jamais été révélé, et nous comptons sur vous pour que ce secret perdure.
Alors maintenant, trinquons, santé ! »
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