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UN VOYAGE PAS COMME LES AUTRES

« Appuyez sur valider pour envoyer votre message. » Ça y est. Cette fois c'est fait ! Nom, prénom, date de naissance, taille, poids, mail, numéro de téléphone et adresse de la destination souhaitée. J'ai fait mon choix, j'ai enfin trouvé un moyen de transport pour me rendre au mariage de ma cousine Léa. À vrai dire, le mot « choix » n'est peut-être pas le plus approprié. C'est plutôt par élimination, et face au mur, que j'ai choisi ce mode de transport. C'est un peu comme à Koh Lanta : « …à la fin, il n'en restera qu'un ! ».

Ma vieille Renault Clio étant bien incapable de faire la route entre Nantes et Avignon, hors de question d'abandonner l'idée de me rendre à ce mariage. J'ai décidé de prendre le taureau par les cornes, comme le disait ma grand-mère Zoé, certainement la meilleure mamie du monde. Confitures, terrines, gâteaux, et ces longues discussions sur la terrasse à siroter des jus de fruits… Elle habitait à Maillant-sur-Laseille dans une petite maison de ville au jardinet des plus coquets. J'adorais aller y passer des week-ends. Parfois elle invitait une voisine, elles me racontaient toutes les deux leurs histoires de jeunesse autour d'un thé, un vrai bonheur. Je l'aimais et je l'aimerai toujours, ma mamie Zoé.

Dans la famille, toutes les filles ont un prénom en trois lettres. Moi c'est Ana. J'ai bien quelques cousines dont le prénom est composé de quatre, voire cinq lettres, mais c'était uniquement pour éviter un drame conjugal au moment du choix final du prénom de la tant attendue. Je n'ai jamais vraiment su d'où venait cette idée plutôt saugrenue qui perdure dans la famille depuis des années.

Concernant ce voyage à Avignon, et puisque l'on est dans le thème de la famille, mon frère a bien naturellement voulu aussi mettre son grain de sel dans mes affaires. Aussi patient qu'un fauve face à un gigot de gazelle, il m'a d'abord conseillé de prendre l'avion, puis le train, puis ma voiture, puis un covoiturage, pour finir sur un élégant « démerde-toi tu m'énerves ! », une aide précieuse, évidemment. Sans évoquer le fait que cela renforce les liens fraternels déjà un petit peu fébriles de temps à autre.

Pour les trains, qu'ils soient de jour ou de nuit, vu le prix demandé, j'aurais carrément dû vendre ma voiture pour me payer un billet. Next. C'est dommage que le train soit si onéreux. J'adore le bercement du wagon, le son répétitif et tellement reconnaissable des roues sur les rails, et la façon dont défile le paysage. Ces branches transformées en lignes horizontales par la vitesse dont il est presque impossible d'en faire la netteté sauf en tournant la tête ou les yeux hyper rapidement. L'opposition parfaite avec l'arrière-plan qui défile presque lentement si l'on doit en faire la comparaison. Prendre le temps de regarder les champs, les villes, les vallées qui apparaissent et disparaissent au fil des kilomètres avalés. Dois-je vraiment parler des gens au téléphone, des odeurs de sandwich et des jambes que l'on n'arrive pas à allonger dans ce fameux « carré » face à une personne de plus d'1,50 m, autant dire, tout le monde ? Non, ce n'est pas nécessaire.

J'ai bien tenté le covoiturage, mais impossible de trouver un trajet qui correspond à ma demande en plein mois d'août. Déçue. BlaBlaCar a vraiment le nom parfait je trouve. Mes derniers voyages en voiture partagée me ramènent aussitôt à d'excellents souvenirs. Des rencontres atypiques, des discussions improbables et même la découverte de connaissances en commun parfois. Je suis persuadé que l'on peut rencontrer l'homme de sa vie sur un covoiturage. BlaBlaCoeur… Trop mignon comme nom.

C'est avant-hier soir, sur la terrasse de L'Embellie, petite brasserie délicatement posée depuis 50 ans sur les bords de l'Erdre, que mon copain Chan m'a proposé LA solution. Chan est mon « BFF » comme on dit en ce moment. Mon Best Friend Forever ! On dit ça pour « faire genre », mais en fait ce type d'expression à tendance éphémère ne nous correspond pas trop. C'est justement la fille de ma cousine Léa qui m'a appris cet acronyme. Elle a sept ans, et a déjà sa BFF.

J'en reviens à Chan. Son meilleur ami et colocataire, ingénieur en aéronautique, passe ses nuits et ses week-ends à bricoler, créer, programmer, souder… Une sorte d'inventeur aux dires de Chan. Il se serait récemment lancé dans la fabrication d'une machine du genre Retour vers le futur. Oui, un outil pour téléporter les humains. Selon Ethan, le fameux pote de Chan, les évolutions de la science le permettent aujourd'hui, mais les États, les grands organismes comme le G8, ou d'autres confédérations internationales du même acabit mettent un véto à ce que cela se démocratise. Bref, Ethan, a développé un « module », pour reprendre le terme exact, et cherche des cobayes pour le faire progresser. J'avoue que cela n'est pas hyper rassurant, mais pourquoi pas. Et puis comme je l'ai déjà écrit, je n'ai pas vraiment d'autres alternatives, la marche à pied ou le vélo ne faisant pas partie des possibilités envisagées pour un tel périple.

Voilà, vous savez tout. On est désormais vendredi, et j'attends, posée sur mon petit fauteuil crapaud bleu chiné 12 € l'année dernière au vide grenier de Sainte-Luce-sur-Loire, le message d'Ethan qui m'indiquera le lieu du rendez-vous prévu demain matin.

Tout se passe par sms, c'est curieux je trouve. J'aurais imaginé une messagerie cryptée comme pour les trafiquants internationaux, un accès au Dark Web, un rendez-vous secret dans une impasse le soir. Rien de tout ça. J'ai juste envoyé mes informations personnelles à Ethan afin qu'il prépare son module. D'un côté je suis anxieuse, je me suis même posé la question d'écrire mon testament. Avouez que cela semble un peu irréel comme histoire. Mais j'ai confiance en Chan et comme je n'y connais strictement rien à la science, j'ai décidé de tenter l'aventure. A part les pièces de théâtre, la décoration intérieure et la nature, pas grand-chose m'intéresse. Ethan m'a juste dit ne pas prendre de valise rigide et de faire au minimum côté bagages. Probablement un élément technique pour le transfert.

C'est au moment même où je commence à m'assoupir que je reçois le message d'Ethan : « Salut, demain 10h15 devant l'entrée du parc de Sainte Luce. Tu seras sur ton lieu de destination à 10h30. » Je valide aussitôt par le classique pouce levé puis m'empresse de donner l'heure à mon cousin qui doit passer me prendre à Avignon. Dîner frugal, sommeil moyen, je vérifie une dernière fois mes bagages après mon café du matin puis file en bus vers le lieu de rendez-vous.

Samedi, 10h28. Après avoir partagé un deuxième café avec Ethan et Chan qui est là pour l'occasion, je suis là, debout, sac à dos bien serré avec ma robe de princesse en chiffon à l'intérieur. Chan est plutôt silencieux et semble un peu stressé. Il fait soleil, je me sens bien. Curieusement, je ne pense même pas à ce que je vais ressentir au moment du transfert. C'est un peu comme si j'étais déjà arrivée. Ethan me demande de connecter en Bluetooth mon vieil iPhone à un petit boîtier métallique noir nommé TLP-8596 posé sur le top-case de son scooter.

Concentré, il saisit les coordonnées géographiques de mon lieu d'arrivée sur son smartphone. Il me regarde fixement et me demande si je suis prête. Je regarde Chan comme si c'était la dernière fois que je le voyais puis retourne la tête rapidement vers Ethan. Je cligne des yeux en hochant la tête. Ethan appuie sur son téléphone. L'atmosphère sonore change instantanément. C'est au son des cigales que j'ouvre les yeux, je vois au loin la voiture de mon cousin qui approche pour me récupérer.

Il est 10h30, je suis à Avignon et je viens de vivre ma première téléportation.




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