LES GÂTEAUX DE MATTÉO
15 ans… Cela fait
déjà 15 ans que je travaille pour cette entreprise en horaires décalés. Une
semaine du matin, une semaine d'après-midi, une semaine de nuit. Notre directeur
roule en SUV qu'il change tous les ans, les actionnaires logent dans un hôtel
4 étoiles quand ils viennent nous rendre visite, et à côté de cela, rien. Pas
une prime en 15 ans. J'aime mon travail, j'aime mon entreprise, mais très sincèrement,
je suis un peu déçu.
Mais ça c'était le discours que j'avais la semaine dernière. Avant que Monsieur
Logre, le directeur, nous réunisse, pour nous annoncer que cette année, enfin,
une belle prime de résultat serait versée à tout le personnel. En voilà une
bonne nouvelle ! 700 €, ça fait toujours plaisir.
Ni une ni deux, je vais de ce pas me faire un vrai cadeau, un truc dont je rêve
depuis pas mal d'années, mais que je n'ai pas les moyens de m'offrir : un robot-pâtissier.
Je n'ai pas une grande famille vu que je suis célibataire et sans enfants, mais
à chaque anniversaire, chaque Noël, chaque cousinade, je suis chargé de préparer
les desserts ! Layer-cakes, Paris-Brest, tartes au citron meringuées, et j'en
passe. Ma famille leur a même donné un nom : « Les gâteaux de Mattéo
». J'avoue que je suis assez fier d'apporter mes réalisations à chaque réunion
de famille. J'adore faire de la pâtisserie. Mon appartement est assez petit,
au troisième étage d'un immeuble plutôt ancien mais avec beaucoup de style.
Je suis à trois rues du cœur de Maillant-sur-Laseille, j'aime beaucoup flâner
devant les boutiques du centre-ville, en particulier les magasins d'articles
de cuisine. La pâtisserie est à la mode depuis quelques années. Prendre le temps.
Vivre l'instant. Prendre du plaisir à préparer les ingrédients, laisser le temps
à une pâte de lever, à un appareil de refroidir, mélanger, tamiser, et forcément
: goûter.
En général, je fais de la pâtisserie au calme, souvent sans musique. Vivant
seul, je pâtisse pour moi, mais aussi pour mes collègues, mes amis, ou encore
mes voisins. Marylin, ma petite voisine du dessous adore mes gâteaux. Je dis
« petite » car elle est toute jeune comparée à moi et non parce qu'elle
est petite en taille. C'est d'ailleurs l'inverse. Elle mesure au moins 1,85m,
c'est une grande sportive, elle fait du volley et du trail. Elle passe bon nombre
de ses week-ends à aller courir aux quatre coins de la France, quand elle n'est
pas avec l'équipe de volley. Il me semble bien avoir lu dans le journal que
l'équipe de Maillant est bien placée au niveau régional. Quand je suis en horaires
du matin, elle s'arrête prendre le thé chez moi après son travail. Elle gère
la sécurité des employés dans un laboratoire pharmaceutique.
Bref, les fameux 700 € étant sur mon compte, me voilà au 34 rue de la Maladrerie,
face à la vitrine de ma boutique favorite. Cœur En Cuisine a ouvert il
y a quatre ou cinq ans maintenant et je dois avouer qu'ils ont tout ce dont
on a besoin pour faire de la pâtisserie. Guiliano est mon vendeur préféré. Italien,
cuisinier à ses heures perdues, passionné et excellent conseiller, il me tend
le dernier modèle d'une marque très connue.
« Mattéo, il est à toi maintenant ! »
Heureux comme un enfant devant son premier doudou, me voici en route vers mon
appartement. Je gare ma vieille Twingo, ouvre le coffre, en sort le magnifique
carton, puis monte les trois étages de mon immeuble. Il a déjà sa place prévue
dans ma petite cuisine, j'ai tellement hâte de le tester.
Flûte ! J'ai laissé les clés de l'appartement dans la voiture. Je redescends
à vive allure, récupère les clés dans le vide-poche de la Twingo, remonte les
marches quatre à quatre, quand soudain : mon robot-pâtissier a disparu. Il n'est
plus devant ma porte. Je me frotte les yeux, monte en courant jusqu'au cinquième
étage, descend dans la rue, regarde à gauche, à droite, rien. J'écoute aux portes
de tous les appartements, rien non plus. Je suis dépité. En colère contre moi-même,
je me traite de tous les noms. Mais quel stupide idiot je suis ! Je viens de
dépenser 479,00 € dans un robot que je me fais voler dix minutes après.
Désemparé, je rentre m'allonger sur mon canapé. Comment est-ce possible de se
faire voler un robot-pâtissier sur son propre palier en trois minutes. Maillant
est une ville plutôt tranquille, je ne verrouille pas toujours ma voiture, mon
voisin du rez-de-chaussée laisse ses fenêtres ouvertes lorsqu'il va à la boulangerie,
et moi, je me fais voler un carton devant ma porte. Un comble.
J'ai honte et je m'en veux. Je passe une bonne partie de la journée à ruminer
dans mon salon sans l'ombre d'une pensée positive. J'envoie un message à Marylin
en lui demandant si elle est disponible pour boire un verre après le travail
pour discuter un peu. Ça me fera sûrement du bien.
Il est 17h15, nous sommes sur la terrasse du Café Millénium, à l'ombre
d'un tilleul. Dépité, je lui raconte mon aventure. Marylin n'en revient pas.
Elle connait bien notre immeuble et se demande comment un carton aussi gros
a pu disparaitre si rapidement. C'est en bavardant d'autre chose que nous rentrons
chez nous. Je vais un peu mieux, ce moment passé avec Marylin fut très agréable.
Il est 20h00 et je commence mon quart de nuit dans une heure. Le temps de me
changer, manger un morceau de pain avec du fromage, faire les huit kilomètres
qui me séparent de l'usine, et il sera 21h00.
Je dois avouer que cette nuit-là j'ai bien du mal à travailler, préoccupé par
mon histoire de robot volé. Il est 5h10 du matin quand je démarre ma Twingo
pour rentrer dormir. Je prends parfois le temps de marcher un peu avant de me
coucher. J'aime regarder la ville qui s'éveille lentement entre 5h00 et 7h00
du matin. Les boulangers façonnent le pain, les camions de livraison font leurs
haltes à l'arrière des boutiques, les premiers cafés ouvrent. Chaque rue prend
vie dans un mélange d'effervescence et de silence.
Ce matin je décide de rentrer directement. Je crois que la tension d'hier m'a
épuisé. J'ai besoin de dormir. Il est à peine 5h30 quand je gare ma Twingo devant
mon immeuble. Pas un bruit et l'éclairage public n'est même pas allumé. Seule
la lune illumine la rue, un calme délicieusement beau. Je monte tranquillement
les escaliers avec comme seule idée en tête de me laisser emporter par un sommeil
profond et réparateur.
Il est 5h35 quand j'arrive devant ma porte. Posé sur mon paillasson il y a un
carton. Je sais que vous l'avez deviné, il s'agit bien de mon robot-pâtissier.
Le carton n'a même pas été ouvert. Sur le dessus, scotchée, il y a une feuille
A4 de couleur bleue, pliée en deux. A la fois fatigué, heureux, mais aussi intrigué
et méfiant, je déplie la feuille et lis :
« Bonjour Mattéo, j'ai honte. Je suis passée dans le couloir au moment même
où vous redescendiez chercher vos clés. J'ai voulu vous voler votre robot. Je
l'ai même fait quelques heures. Remplie de remords à la seconde où je suis rentrée
chez moi, je n'ai même pas osé ouvrir le carton. Je vous rends votre précieux.
J'espère que vous me pardonnerez ce geste si stupide. Bien à vous. Delphine,
votre voisine du 5ème gauche. »
Je souris. J'ouvre la porte de mon appartement et pose le carton juste derrière.
Je referme la porte toujours en souriant. J'ai la certitude maintenant que je
vais bien dormir.
Tous droits réservés - Pierre FROMENTEIL - Septembre 2025