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LA SOUPE CHINOISE


Jeudi, 22h39 et je n'ai toujours pas mangé. A force de ne rien faire depuis 18h, je ne fais rien.
Comme chaque jour ou presque, mon frigo est désespérément vide. Une plaquette de beurre entamée et mal refermée, bien évidemment, deux tomates moisies sur le dessus, trois carottes aussi molles qu'une feuille d'essuie-tout et un yaourt nature périmé.

Une cigarette non allumée à la main, je m'acharne à refermer la porte de mon appartement avec la ferme intention de me rendre chez Baptiste, l'épicier du coin de la rue. L'Avenue de la Loc'. C'est le nom de l'agence qui me loue cet appartement depuis quatre ans maintenant. Mon interlocutrice, Pascaline, une femme d'une quarantaine d'années, deux fois mariée, brune aux yeux bleus, me répète à chacune de mes visites ou de mes appels que L'Avenue de la Loc' est la meilleure agence de la ville. Je l'entends, mais cela fait quand même quatre mois que je leur ai signalé que la serrure de ma porte principale fonctionne mal et que je risque de casser la clé à l'intérieur chaque soir et chaque matin. Ils m'agacent à L'Avenue de la Loc'. Et même si Pascaline avec qui je l'avoue je partage quelques soirées de temps en temps, m'est très sympathique et agréable, cela ne change rien sur leur incapacité à faire réparer cette serrure.

En arrivant en bas de l'immeuble, je me rends compte qu'il fait bien froid et que je n'ai ni bonnet ni écharpe. Comme toute entrée d'immeuble qui se respecte, le vent y circule à la vitesse d'une Ferrari sauf que la température se rapproche plus de la chambre réfrigérée de mon vieil oncle Paul qui était charcutier à Maillant-sur-Laseille. Il est mort le pauvre. A peine quatre mois après être arrivé à l'âge de la retraite. Il venait d'acheter un mobil-home à La Tranche sur Mer. Heureux comme un enfant de six ans devant un toboggan de piscine, il y avait tout installé. Les chaises longues, le barbecue, le micro-onde et la télé pour regarder le Tour de France l'été pendant que le reste de la famille irait à la plage ou la piscine. Paul se foutait bien de la piscine et de la plage. Il avait tout programmé Paulo ! Rester sur son transat sur la terrasse, regarder le Tour de France à la télé, et aller jouer à la pétanque entre 17h et 19h avec les copains du camping. Sauf qu'il n'a jamais pu en profiter de son mobil-home. Revendu dès la fin du premier été suite à des vacances bercées par les engueulades entre cousins, le pauvre Paul a dû se retourner dans sa tombe à voir tout ça. Expression complètement conne soit dit en passant… Non seulement les morts ne se retournent pas dans leurs cercueils, enfin je ne pense pas, et en plus c'est quand même petit un cercueil, ça ne doit pas être évident de bouger là-dedans. Moi qui ai déjà du mal à me retourner dans mon duvet quand je pars en camping… C'est d'ailleurs peut-être pour ça qu'on appelle cela un duvet sarcophage.

Bref, je m'égare complètement. Arrivé dans la rue, j'allume enfin ma clope et file vers l'épicerie. Elles sont bien dégueulasses ces cigarettes ramenées par ma collègue de travail. Elle en rapporte deux fois par an de Roumanie ou je ne sais où… Elles me piquent la gorge encore plus que les officielles, les vraies, celles à plus de 12€ le paquet.
Malgré le froid, il y a encore du monde sur les terrasses des cafés. C'est vrai que maintenant, on chauffe les terrasses l'hiver. On brumise de l'air frais et humide l'été et on chauffe l'hiver. Je n'ai même pas envie de lancer la discussion sur ce sujet, ce serait sans fin.

En passant devant l'incontournable Bar des Sports, fidèle point de rassemblement du quartier, je salue David en levant la main. Il me fait aussitôt signe de venir le rejoindre. David est mon voisin du dessous. Il bosse pour Jeanjean TP, les camions verts connus dans tout le secteur depuis au moins 50 ans. Il commence souvent très tôt le matin, vers cinq ou six heures pour travailler avant les grosses chaleurs de la journée. Le problème est qu'il passe souvent son après-midi et sa fin de journée à dilapider sa minuscule paye en boisson avec les copains de bistrot. Et clairement ils ne boivent pas du lait-fraise. Lui, il se fout que son frigo soit vide. Il n'a jamais faim quand il rentre se coucher. Il s'endors comme une loque pour quelques courtes heures puis redémarre une nouvelle journée à pelleter et piocher comme un forçat le lendemain.

Il est sympa David et je m'arrête quelques minutes avec lui et ses compagnons pour boire un verre. Je prends un café. Je ne bois jamais d'alcool, je n'en ai pas envie. Je préfère ces petits cafés serrés qui se boivent en deux gorgées, même s'il se fait tard le soir. Ça rigole fort sur la terrasse aujourd'hui. David raconte que ce matin, un de ses collègues encore à moitié ivre de la veille est carrément tombé du camion dans un rond-point et s'est ouvert la tête sur le bitume. Le bus qui suivait l'a évité de justesse. Ça les fait pleurer de rire. J'avoue que je trouve ça un peu terrorisant comme anecdote de travail. Moi qui bosse au comptoir d'accueil de la mairie depuis maintenant 28 ans, rares sont mes collègues qui arrivent encore saoules au bureau le matin. Côté accident du travail, je pense que le plus dangereux reste la machine à café pour les ulcères à l'estomac étant donné le temps que l'on y passe, et éventuellement le distributeur de barres chocolatées. Géraldine s'y est coincée le bras l'année dernière car son KitKat ne voulait pas tomber. Elle y a glissé tout l'avant-bras, mais son coude est resté bloqué en bas. On a même été obligé d'appeler les pompiers pour qu'ils viennent la libérer. Trois mois d'arrêt de travail. Elle est fichée Géraldine désormais. Même les gens qui viennent refaire leurs pièces d'identité lui en parlent. C'est comme si elle portait un chemisier KitKat depuis cette anecdote. Elle est marrante Géraldine mais franchement elle est con comme une souche.

23h16, je quitte la terrasse du Bar des Sport pour aller chez Baptiste. J'ai faim et j'ai très envie d'une soupe chinoise. Celles aux multiples goûts qui se vendent dans les bols en plastique avec l'opercule sur le dessus. On décolle l'opercule juste un peu sur le côté, on y verse de l'eau bouillante jusqu'au trait, on referme l'opercule comme on peut, on patiente trois minutes et c'est fait. Souvent je la verse dans un bol asiatique que ma voisine d'en face m'a offert. Elle s'appelle Naïma. Elle est toute jeune, elle a une vingtaine d'années. Elle est informaticienne chez Thalès ou une boite dans le genre. Son passe-temps préféré, c'est de partir en voyage. Elle part seule, sac à dos et smartphone pour découvrir le monde. Je la suis sur Instagram. Ça la fait rire.

En général, une fois que je me suis servi ma soupe de nouilles chinoises, j'essaye de la manger avec des baguettes. Je me dis qu'un jour si je me retrouve dans un restaurant chinois avec des collègues, j'aurais l'air moins bête si je sais me servir de baguettes. C'est un peu comme si je m'entrainer en douce chez moi. Personne ne le sait, mais quand je vais débarquer, je vais tous les surprendre avec mes baguettes, c'est sûr.

Ça y est ! j'arrive au coin de la rue, il ne me reste plus qu'à tourner à gauche, faire une centaine de mètres et à moi la soupe chinoise ! Je me sens déjà presque à Chinatown ou à Tokyo ! Pas sûr que Tokyo soit en Chine d'ailleurs, il faudra que je vérifie en rentrant.

C'est bizarre, je vois au loin que Baptiste n'a pas sorti ses étals à légumes aujourd'hui. Plus je m'approche et plus je me dis que quelque chose ne colle pas. Arrivé devant l'épicerie, je dois me rendre à l'évidence, elle est fermée. Il y a un mot sur le rideau de fer qui dit que par suite d'un imprévu familial, l'épicerie fermera exceptionnellement aujourd'hui à 23h. Flûte ! Si je ne m'étais pas arrêté au Bar des Sports, j'avais ma soupe chinoise. Tant pis, c'est la vie. Demi-tour et direction sommeil, ce n'est pas ce soir que je vais progresser en baguettes.




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