BEAUTY
FOR
11h15, samedi. Mon
téléphone vibre deux fois au fond de ma poche. Ça devient
de plus en plus rare les sms, probablement une publicité ou un message
à caractère informatif sur les nouvelles règles en matière
de fournisseur d'énergie mises en place par l'Etat. A la caisse du petit
Carrefour Market, entouré de touristes en manque de thé,
et de SDF venus faire le plein de bière bon marché, je préfère
attendre un peu avant de sortir mon téléphone. Je regarderai mon
message dehors. C'est Jordy aujourd'hui à la caisse. Il est sympa ce
jeune, je l'aime bien. Il a une tête de punk avec une crête verte
mais fait des études d'ingénieur assez poussées m'a-t-il
dit la dernière fois. Il bosse ici les week-ends et certains soirs pour
payer son logement étudiant. Il fait un peu flipper certains touristes
mais il est tellement gentil et souriant que le courant passe super rapidement.
Ma voisine d'en dessous qui approche des 75 ans m'a même confié
qu'elle venait faire des courses exprès quand il est là, même
si elle n'a besoin de rien, juste pour bavarder un peu et le voir. Elle m'a
même dit qu'elle en ferait bien son goûter. Je lui ai dit qu'il
était quand même un peu jeune mais elle s'en fout
Faut dire
qu'elle est un peu secouée la grand-mère... Originaire de Maillant-sur-Laseille,
comme moi, elle vit seule depuis de nombreuses années et a eu une vie
bien compliquée malheureusement pour elle. Bref, un punk de 25 ans sur
le canapé, ça ne lui fait pas peur.
Arrive enfin mon tour, je salue Jordy et paye aussitôt mon paquet de pâtes
aux légumes. Celles de couleurs. Je les aime bien ces pâtes. Et
c'est un peu comme si je mangeais des légumes en même temps, ça
donne bonne conscience. Pas le temps de bavarder avec Jordy aujourd'hui, il
y a du monde derrière moi et le patron vient d'arriver.
Une fois dehors je décide de me poser sur un banc, fumer une cigarette
et lire ce mystérieux message. Je dis mystérieux car mon téléphone
ne sonne quasiment jamais. Je pense être le seul homme à 100 kilomètres
à la ronde à ne pas avoir de smartphone. Pas de réseaux
sociaux, pas de GPS, bref, un téléphone qui fait téléphone
A côté de moi sur le banc il y a une dame au téléphone
justement. Elle parle si fort que je me demande si je ne l'ai pas entendue quand
j'étais encore dans le Carrefour Market. Cheveux noirs, maquillage
noir, robe longue noire, chaussures à talon noires
A dire comme
ça, on se croirait presque à Cannes ou dans une soirée
de gala. Sauf que là, on est à l'opposé
Cheveux noirs
gras, maquillage noir limite coulant, robe noire sale, et je n'ai pas les mots
pour les chaussures. Elle parle à sa sur d'un échange entre
les flics et son voisin qui serait arrivé hier soir. A priori sa sur
va être contactée par les gendarmes car elle y est mêlée,
mais en fait pas vraiment car elle était juste passée boire un
verre chez son voisin par hasard et bla bla, et bla bla, vous avez compris le
personnage
Je la laisse à ses histoires, à sa poussette
avec son chien à l'intérieur et je prends mon téléphone
! SAGEM, un modèle de 2001 ! A l'époque j'étais
anti NOKIA ! « Fuck le 3310 ! » Je disais ça à mes potes ! Le truc stupide
au possible.
Je lis : « Votre rendez-vous de 14h15 aujourd'hui chez BEAUTY FOR au 44 rue
des arts est confirmé. »
BEAUTY FOR ?! Alors là j'ai dû manquer quelque chose... Ou alors c'est une erreur
de numéro. Pas le temps de réfléchir plus longtemps, un deuxième sms
arrive. Et bien ! Quelle folie aujourd'hui, je suis très demandé
on dirait. Certainement Beauty machin chose qui s'excuse du premier message.
Je lis : « Salut c'est Nathy ! Comme convenu hier soir, on se retrouve demain
matin à 7h30 place du marché avec les copains pour la sortie des 200
kilomètres ! Mon frère te prête un vélo et ma copine Macha t'épile les jambes
gratis cet aprèm dans son salon. Tu vas recevoir un message normalement ! Tu
vas être beau comme un cycliste professionnel ! Hâte de te voir, à demain, des
gros bisous ! »
Macha ? Nathy ? Gratis ? Mais qui utilise encore ce mot aujourd'hui ? Et « aprèm
» ? Qui ? Et bien la même personne, Nathy. A cet instant, je me rallume
une deuxième cigarette en imaginant que cela va m'éclaircir l'esprit. Faux.
Je n'ai même pas encore tiré dessus que je commence à me souvenir dans
quel bourbier je me suis mis hier soir.
21h30. Du bruit au 5ème : je monte car j'ai l'impression que ça se bagarre et
cela me semble anormal. Mon immeuble est habituellement calme. Je penche la
tête dans la cage d'escalier, monte les marches doucement en essayant de me
faire le plus discret possible tout en décryptant la conversation sur
le palier. Ça parle fort, ça débat mais cela ressemble plus à
une fête bien arrosée qu'à une bagarre. C'est probablement un nouvel arrivant
qui fait sa crémaillère. C'est bizarre cette vieille expression
qui perdure.
Demi-tour discret, je décide de rentrer chez moi, retourner me vautrer
dans mon canapé. Il est vieux et moche mais il reste assez confortable.
C'est mon ancien patron qui me l'a donné. Assez fortuné, il changeait
de meubles très régulièrement et en donnait certains à
ses employés. Certains refusaient par fierté, d'autres par principe,
mais moi je prenais quand j'étais intéressé. En plus, Monsieur
Mangin n'achetait que de la bonne qualité et était très
soigneux. Il a même géré la livraison chez moi en profitant
d'un camion de l'entreprise. J'avais trouvé ça très sympathique.
Il est classique, gris, tissu genre velours épais et convertible. Je
ne l'ai jamais déplié vu que je ne reçois personne mais
je me dis que c'est pratique. J'essaye d'être soigneux aussi avec ce genre
de meuble. Ce serait dommage de renverser du café dessus, ou des pâtes
pleines de beurre.
Mais à peine ai-je le temps de faire mon demi-tour dans l'escalier que
l'on m'appela. Ça venait d'en haut.
« Hey ! Venez voisin ! Je fête mon emménagement ! »
Ayant pris le temps de mettre des chaussures et de refermer ma porte à
clé, je me suis dit pourquoi pas. J'étais douché, rasé,
je ne sentais ni l'alcool ni le tabac, c'était l'occasion de rencontrer
ce nouveau voisin. Même si je ne suis pas bavard, je connais tout le monde
ici. Ça me rassure.
Il y a une bonne vingtaine de personnes à cette petite fête. Cinq
ou six discutent sur le palier, les autres sont à l'intérieur.
C'est un bel appartement. Pas immense mais refait à neuf avec goût
et modernité. Quand je vois la vétusté du mien, je compte
bien aller à l'agence de location rapidement pour leur en parler. Je
salue poliment chaque personne que je croise en suivant mon hôte jusqu'à
la cuisine où il me tend un verre de vin rouge et une part de pizza.
Souriant et heureux d'arriver dans cette ville, Alban travaille en tant que
serveur dans des restaurants. Il a trouvé un nouveau job dans le quartier
et commence dans deux ou trois jours je ne sais plus. Timide, j'écoute
de loin les conversations sans m'y mêler, tout en regardant par la fenêtre.
On est au 5ème étage et j'aime depuis toujours observer les villes
la nuit d'en haut. Surtout les boulevards. Ces lignes de lumières me
plaisent. J'aime regarder les feux des voitures défiler entre les lampadaires.
Comme une armée d'insectes lumineux en pleine manuvre. Parfois
cela me fait penser à de vieux films de science-fiction. Un boulevard
se transforme dans ma tête en une galaxie inconnue remplie de vaisseaux
spatiaux et d'extra-terrestres en pleine effervescence.
Le vin est bon et malgré mon isolement à regarder par la fenêtre,
on me remplit mon verre sans arrêt et je sens petit à petit que
je bois trop. Il est maintenant minuit et demi. Je discute avec un groupe de
quatre personnes, la quarantaine. Il y une serveuse en boulangerie, un type
qui accueille les clients dans une banque, un autre qui fait les marchés
et une dernière femme qui travaille chez France Travail, l'agence
de l'Etat qui cherche du travail à ceux qui n'en ont pas. Ils sont sportifs
et passionnés de vélo. Pas le cycliste bobo qui va chez BioShop
pour faire bien, ni le cycliste qui dévale la montagne à fond
non plus. Non, ils sont de ceux qui se portent des habits moulants multicolores,
qui roulent côte à côte le dimanche matin et ceux envers
tout automobiliste normalement constitué râle. Mes parents hurlaient
en voiture quand ils retrouvaient derrière un groupe comme ça.
Ils les appelaient des cyclotouristes. Etrange comme nom
Bref, mon cerveau embué par une dizaine de verres de vin, me voilà
embarqué dans une conversation qui me semble ubuesque sur le Tour
de France et le monde des courses à vélo. Pas sportif du tout,
je me retrouve à inventer qu'étant plus jeune, j'avais un ami
qui gagnait des courses et que je l'accompagnais de temps en temps. Je bafouille
même que de temps en temps, pendant les vacances d'été je
fais des sorties vélo avec les amis de ma sur et que j'ai même
gravi le Mont Ventoux l'année dernière. Erreur fatale
Graal
ultime pour tout cycliste de route, j'avais dit le mot de trop. Emballés
par ce que je racontais et trop contents de rencontrer un nouveau compagnon
de route, à 3h00 du matin, le rendez-vous était pris pour dimanche
matin, on allait faire une sortie ensemble.
Voilà
Je ne sais pas quelles âneries supplémentaires
j'avais été capable de débiter, bien aidé par l'abus
de vin rouge, toujours est-il que là, maintenant, assis sur un banc face
à Carrefour Market, je prends conscience que demain matin à
7h30, j'allais me retrouver embarqué dans une aventure à deux
roues pour laquelle je n'étais pas prêt du tout. Et ça,
c'était sans compter la première aventure qui m'attendait aujourd'hui
même à 14h15 au 44 rue des Arts. Jamais de la vie je m'étais
fait épiler les jambes. Je savais que les nageurs s'épilaient
les jambes pour aller plus vite dans l'eau, enfin je crois, mais les cyclistes,
non je ne le savais pas. Et d'ailleurs pourquoi faire ?
De vagues souvenirs me reviennent de la suite de la soirée chez mon voisin
où la discussion s'est orientée vers la partie technique, les
vêtements de cyclistes, les marques de vélo, et
l'épilation
des jambes. Misère. Dans quelle galère je me suis fourré.
Je n'ai même pas une paire de basket ou un jogging. Et ce frère
qui me prête un vélo, va-t-il me prêter le déguisement
qui va avec ? Et les espèces de chaussures qui font autant de bruit que
les chaussures de ski dans un couloir d'appartement de montagne ? Catastrophe.
Un peu en panique, j'hésite à écrire à cette femme
pour tout lui avouer, l'ivresse, ma timidité, le mensonge, ou alors prendre
cette épopée dominicale comme une expérience de vie
De toute façon, à part avoir mal aux jambes, aux fesses, et être
à la traine, je ne risque pas grand-chose. Je décide donc de répondre
à Nathy, dont le prénom réel est certainement Nathalie,
que je suis ok pour dimanche et que je la remercie pour le rendez-vous chez
Beauty For. Je crois que dans mon entourage, aussi petit soit-il je ne
connais aucune personne qui se fait appeler par un surnom ou un diminutif dans
le genre
« Dis-moi Gégé ! Y'a Patoche qu'a gardé
le dossier de Mémelle, tu pourrais le refiler Minouche steuplaît
!? » Je pense d'ailleurs aussitôt à renvoyer un deuxième
sms pour préciser que concernant les fringues, je n'ai rien et que si
son frère ou un de ses amis a des vêtements de cycliste à
me prêter, je suis preneur.
Bref, avec toutes ces émotions, il est déjà midi et je
dois trouver un truc à manger rapidement si je ne veux pas être
en retard à ma séance ! Je me dis qu'avec un peu d'huile de bronzage,
j'aurai les jambes aussi brillantes que les culturistes. Ces mecs musclés
à l'extrême, plus huilés qu'un chichi oublié dans
la friteuse, passent des semaines à soulever des poids pour finir en
mini slip sur un podium le week-end. C'est quand même un sport atypique
aussi celui-ci. D'un coup je me dis que mon aventure n'est aussi catastrophique
que ça. Et si les gens que j'avais rencontrés à la fête
avaient été culturistes ? Ce n'est pas une épilation des
jambes que j'aurais gagnée mais une complète avec en cadeau une
bouteille d'huile et un slip taille 14 ans. A cet instant je me sens presque
chanceux d'avoir rencontré Nathy et ses amis.
Sandwich jambon emmental à la main, j'accélère le pas.
Cela fait trois fois que je demande mon chemin et la rue des Arts n'est toujours
pas en vue. Notons au passage que je ne suis pas tombé sur la meilleure
sandwicherie de la ville. Pain mou, beurre en option ou alors utilisé
à dose homéopathique, et emmental qui n'en a que le nom. Il y
a éventuellement le jambon qui est mangeable. 6,80 € la tranche,
ça fait cher je trouve.
Arrivé sur un immense carrefour, je demande une nouvelle fois ma route
à un passant.
« C'est quasiment en face ! Traversez les quatre boulevards et c'est le 5ème
! »
Super ! Je traverse le premier en courant car il maintenant 14h10, j'attaque
le second toujours en courant quand tout à coup, arrivé à
peu près à la deux ou troisième bande blanche. Bam !!!
Le choc est violent ! Le petit bonhomme qui sert d'autorisation aux piétons
pour traverser était rouge, et je crois que pris dans l'euphorie d'aller
me faire arracher les poils des jambes, je viens d'en faire les frais. Je suis
allongé sur le sol, la tête sous la calandre d'une grosse berline
qui sert de taxi. Mon genou forme une équerre dans le mauvais sens. Je
hurle de douleur. Plusieurs personnes sont déjà autour de moi
et ont appelé les secours. Cette fois c'est sûr, je n'irai pas
faire du vélo demain.
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